Ilkya: roman historique : 6 juin 1944 6 juin 1994

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Cadre dans lequel se déroule la cérémonie du 6 juin 1994 et qui sert au roman historique:"Ilkya"

 

LIVRE 1

« Demain le soleil était noir »

 

       CHAPITRE 1

 

6 JUIN 1994 LE MOLAY LITTRY à 7 HEURES 08

 

       Le débarquement serait pacifique. Du moins prévu et organisé pour l'être ! Rien à voir avec celui qui, il y a un demi siècle, vit jaillir du compact brouillard et des flots tumultueux, des troupes de « marines » américains dont une large poignée d’engagés avaient été relâchés des prisons du Texas où ils étaient enfermés comme truands, violeurs ou tueurs, libérés en cette occasion pour assassiner légalement à la guerre ou mourir au champ d’honneur, ce qui leur vaudrait une réhabilitation au sein de la société qu’ils avaient offensée. Engeance noire de Chicago, hispanique de Floride, blanche des Appalaches, « troisième dessous » de la société jetés en avant dans la bataille comme le furent les Sénégalais en 1914 dans les Ardennes, par leur effrayante apparence, leur faciès plus grimaçant que l’effigie de l’abominable Tu, divinité maori à qui les prêtres offraient les coeurs rôtis de leurs ennemis, les G.I. avaient semé la terreur parmi les défenseurs allemands et le désarroi dans la population civile française du coin. Les Allemands avaient bien prévenu alentour que l’invasion, si elle avait lieu, serait menée par des meutes hideuses de forçats déchaînés. Les hommes du 115e Régiment de parachutistes américains s’étaient rasé le crâne et avaient ainsi collé un masque patibulaire de bagnard à leur visage. Le Colonel Robert Sink, commandant le 506e PIR (régiment de paras) s’était écrié devant ses troupes : « J’ai oublié de vous dire que les Boches ont averti les civils de la côte que le déferlement allié serait conduit par les paras américains, tous des condamnés et des psychopathes, facilement reconnaissables à leurs têtes rasées ou presque ! » Ces Rambos d’avant l’heure, sortis directement du rituel polynésien Whaka-Hoa, auxquels il manquait les lunettes Ray Ban, les maillots sans manches, la bandera, portant cependant le poignard de chasse crénelé au mollet et les bandoulières de munitions autour du torse musclé, avaient le crâne poli et lisse, tatoué de serpents démoniaques, de flèches védiques et de symboles lubriques, badigeonné de couleur grenade ou de noir de charbon ou de bouchon et décoré d'une mèche de cheveux raidis par une gominade séchée, droite comme une touffe de Mohawk, vert arak ou jaune régalien. Mais depuis des lustres, leurs affreuses silhouettes avaient réintégré leur cachot ou s’étaient volatilisées en poussière d’os comme les dieux aiment la thésauriser ou en fumée d’augure sybillin. Les survivants de la boucherie allaient aujourd’hui céder la place à des crinolines de poils rares et blanchis, ébouriffés comme auréolés par un coup de mistral, des calvities avancées ou des tonsures involontaires, coiffures de vieillards cacochymes tirés d’hospices, d’hôpitaux militaires ou de mouroirs délabrés. Le rictus sauvage de ces nouveaux croisés partis pour la délivrance des lieux saints du concept idéal démocratique, le pays de Descartes, Rousseau, Voltaire, Diderot et Tocqueville, découvrait des dents acérées, abrasées comme du marbre, fichées entre des bourrelets de chair bavant d’invectives, de vengeance et d'envie d'égorger. Les traits déformés par une symbiose anthropo-zoomorphe s’étaient effacés devant une face rubiconde de bon vivant, veinée de bleu, au nez blanchâtre épaté, couperosé et turgescent, sculpture du temps, des épreuves familiales et du bien-être chèrement acquis, chaque boursouflure du visage comme autant de fruits, de légumes et de feuillages assemblés à la Giuseppe Arcimboldo.

       Le débarquement serait, cette fois-ci, fort bien géré. En effet, la Normandie n'était province à connaître de longues périodes de paix. Loin s'en fallait ! Depuis le pas cadencé et bien rythmé des Romains déboulant du Sud en passant par le charivari des Northmen surgis par l'eau des pays brumeux et froids du Nord, les multiples conquêtes et reconquêtes de rois déchus ou étrangers et la formidable armada assemblée de l'autre coté de la Manche, le sol de cette région avait été foulé par les pieds de milliers de soudards, piétiné par des hordes de sabots, entâché des déroutes de charrois et des encombrements de fuyards et de blessés, antoisé de fumier, labouré par les chenilles de chars d'assaut et la terre, meurtrie de profondes scarifications, s'était imprégnée de sang dont les reflets teintaient les pommes du bocage en automne. Fertile à force d’engrais humains, elle était devenue le verger atavique de l’Europe.

        Casques, heaumes, hallebardes, épées, traits, estagnons, arcs, arbalètes, armures, catapultes, bourguignettes, armets, javelines, piques, épieux, braquemarts, estocs, jambarts, carapaçons, goussets, dossières, cottes de Jaque, mitrailleuses, lance-flammes, bazookas, canons n'étaient plus que pièces mirobolantes de musées, suspendues aux murs des châteaux avoisinants ou entassées dans les "Memorial" pour dépeindre des époques révolues. A l’aube, le flux radié de bérets basques, de casquettes de paysans de l'Iowa, de chapeaux, de bandeaux et de calots imprimerait à la côte un lent mouvement de roulis vestimentaire d'équinoxe.          

        A quelques dizaines de kilomètres du rivage, le bourg de Le Mollay Littry s'éveillait dans la brouillasse. Provincial, ce terme lui allait à merveille. Cloîtré au milieu du bocage normand, il était desservi de routes étroites et sinueuses qui serpentaient au travers de murets et de haies d'aubépines. Il était sur le point, en effet, de revivre une nouvelle marée humaine. Paisible celle-là. Pas comme celle de 1944.

      Autour de la grande place, ombragée l'été par des rangées bien sages de platanes et de marronniers, se serrait tout le commerce local: vaste supermarché à ciel ouvert de boutiques diverses qui vendaient des colifichets, de la mercerie, des souvenirs du fameux débarquement et plusieurs magasins plus imposants où s'achetaient appareillage électrique, éclectique, en retard sur la technologie offerte à Paris, équipement ménager, hétéroclite que la vitrine présentait avec la ferveur de reliques dans une châsse et vêtements pratiques, taillés dans un quelconque atelier de la rue du Sentier. Pris en sandwich, les dépôts d'alimentation. En une seule matinée, la ménagère fait le tour de la place, un cabas à la main, la calculette dans le regard, une entrave dans la conscience. Le boucher, le charcutier, le boulanger. Au passage, un coup d’oeil aux devantures bien décorées un peu à la parisienne, un soupçon de coquetterie relevé ici et là dans des revues de mode, mais sans céder aux mythes poudrés des Ferraud ou des Versace. 

         Provinciale aussi l'atmosphère feinte qui paraît peu guindée : les gens des plus modestes aux notables se côtoient sans cérémonie. Dés les premières secondes à flâner le long des boutiques, un profond sentiment de sérénité, de tranquillité inhibitrice envahit le touriste qui ralentit d’instinct. Tous les habitants semblent se connaître tellement les saluts sont en apparence simples et francs mais sont en réalité entortillés d’entregent social; on se croise, s’embrasse, réverbération de bonnes manières qui ne sera que mélange vain et inique, les professions de foi ne se déclamant point car elles sont encastrées dans les traits et maintien.

          Provinciale enfin par l'humilité du bourg à oublier les épisodes sanglants, glorieux reliquaires ou cicatrices épouvantables de l'Histoire de France. A chacun son rôle : pour la France paysanne, ce fut de saigner, souffrir, couturer sa terre de purulentes balafres telles les tranchées de Verdun, sacrifier ses taxis en bord de Marne afin de protéger Paris, recevoir de terribles plaies comme les destructions massives de Caen, servir de tremplin à une conquête éblouissante qui ceindra le front de la Patrie d’une nouvelle couronne de lauriers et accrochera autour du cou de la Capitale capiteuse et vaniteuse, un collier de crânes et de gueules cassées, ceux des vassaux provinciaux mutilés au combat, semblable à celui porté par Shiva lors de ses rites initiatiques. Les poteaux de la tribu des Aïnus auxquels ces indigènes, ancêtres des pithécanthropes japonais, attachaient les ossements des animaux et des ennemis qu’ils avaient tués, se sont métamorphosés au fil du progrès technologique en présomptueux arcs de triomphe dont les pattes pachidermiques portent comme autant de vestiges sépulcraux, le nom des victoires amèrement payées. Ces monuments ont fonction de défoulements divinatoires et de sanctuaires rituels afin de maintenir éveillé, en chacun des citoyens de la nation, le sens de la merveilleuse oblation. Le souvenir de l’ambition phosphorique est grandiose mais les victimes qui ont servi par leur chair et leur sang à élever ce mausolée n’ont place dans le cénotaphe comme à l’ère paléolithique. Le général vainqueur n’ose plus se régaler de leur cervelle éclatée comme en témoignent les vestiges de l’homme préhistorique. Le progrès sociétal est passé par là !

 

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Publié dans Ilkya

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