Vétéran qui aurait pu servir de modèle à Curtis Dooley

Publié le par andre-girod.over-blog.com

Pendant la cérémonie du 6 juin 1994, de nombreux vétérans inspirèrent l'auteur, André Girod, pour l'étude d'un personnage principal: Curtis Dooley qu'Ilkya va interviewer en tant qu'ancien combattant de la première vague sur Omaha Beach. En réalité Dooley va servir de passeport pour Ilkya et son commando!

 

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      Depuis une demi-heure, ils patientaient. Le rendez-vous était à neuf heures trente mais ils avaient eu peur d'être en retard. Instinct du paysan roué qui se lève sur les quatre heures du matin pour aller voir les bêtes. Il percevait des bribes de récits et quelques noms lui redevinrent familiers. Et son esprit vagabondait au gré des rédemptions désenclavées de leur bogue mémorielle, des scholies longtemps recluses, le « Queen Mary » paquebot de luxe transformé en transport de troupes qui l’avait brimbalé en septembre 1942 vers l’Angleterre pour subir un entrainement impitoyable, le choc qu’il ressentit lorsque l’immense vaisseau majestueux coupa en deux le croiseur HMS Curaçao, tuant plus de trois cents marins. Avec la 29e Division, il s’était virilisé de Falmouth à l’ouest à Newhaven vers l’est sur la côte qui s’encombrait de gaillards grivois et sardanapalesques et de matériel de pointe. Tous les ports étaient réquisitionnés : Plymouth, Exmouth, Portland, Portsmouth. Lui, près de Plymouth, avait fermenté au fond d'un bateau dans une mer déchaînée, Bradley qui commandait la 29e, Easy Red, clouée devant St-Laurent, après des pertes effroyables, neuf hommes sur dix, les Rangers Battalions qui coulaient avec leurs barges en flammes, les glapissements horribles au-dessus de la mêlée et de la confusion. Peu à peu, en présence des rescapés des "jardins de l'enfer" imaginés et conçus par Rommel, avec ses "asperges", rangées de fers barbelés qui déchiraient les paumes et lacéraient les joues, le fermier de l'Iowa revivait les minutes intenses qu'il avait réussi à enfouir dans le capharnaüm de ses années de jeunesse. Puis il eut une douleur à la cuisse, celle-là même qui avait reçu une balle de mitrailleuse et lui avait brisé le fémur en deux, près de la Belgique, lors du dernier sursaut des Allemands à Bastogne. Opération, convalescence, rapatriement et la joie de retrouver sa femme, son enfant et sa ferme.

        Le morne fatras de ses souvenirs gisait quelque part dans le magma de son subconscient, malaxé, étripé, pétri, entortillé en des lapilli rougeâtres, incandescents qui avaient refroidi au fil des ans pour mouler un météorite informe et grêlé qui serait à moitié enseveli dans un de ses champs de soja. De temps à autre, surtout au moment des labours, il le repérait et le contournait de sa charrue, comme il évitait les rares rochers déposés à l'ère glaciaire et qu'il faisait sauter à la dynamite. Sa femme avait bien, elle aussi, conservé au fond d'une boite une citation, plusieurs croix de guerre, un couteau, souvenir de sa campagne de Normandie, ramassé sur le cadavre d'un soldat de la Wehrmacht, des photos jaunies où l'homme debout devant l’affût d’un canon avec quelques camarades, souriait à pleines dents. Le carton dissimulé dans le tiroir d'une commode presque jamais utilisée n'avait que rarement été ressorti.

        Mais avant le départ, il semblait impossible de mettre la main dessus. Il avait pensé accrocher au revers de sa veste ses médailles dont la "Medal of Honor", la plus importante des décorations américaines. N'avait-elle pas été instituée sur recommandation d'un Sénateur de son Etat, l'Iowa, James W. Grimes en décembre 1861 "pour récompenser l'efficacité de la Marine". Bizarrerie d'un politicien dont les terres électorales se trouvent en plein coeur de l'Amérique, loin de tout océan! Cette palme devait être remise à tous les marins qui, par un acte de bravoure, s'étaient distingués dans une mission. Le 21 décembre 1862, le Président Abraham Lincoln signait le décret. La plaque, dessinée par un joaillier de Pennsylvanie, représentait une étoile à cinq branches avec, au centre, une silhouette de femme traduisant l'Esprit de Rébellion des premiers Révolutionnaires. Le 14 février 1861, un jeune lieutenant de l'armée, J.D. Irwin recevait la première "Medal of Honor" pour avoir sauvé des mains des sauvages Apaches, en pleine tempête de neige, une patrouille de cavaliers. Plus tard furent ajoutés un aigle, les ailes déployées et le mot "Valor". Curtis Dooley, le fermier du Midwest qui attendait dans ce bistro perdu, faisait partie des 433 soldats, marins et aviateurs qui reçurent la plus haute distinction des Etats-Unis pendant toute la guerre mondiale pour sa vaillance et son audace au cours du débarquement. Et il avait été l'un des 190 survivants, les autres l'ayant reçue à titre posthume. Il avait rejoint les rangs des valeureux comme Charles Lindbergh qui avait réussi la traversée de l'Atlantique.

Publié dans Ilkya

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