Ilkya: défense allemande. Débarquement vu d'un bunker allemand

Publié le par andre-girod.over-blog.com

                                                              CHAPITRE 2

 

Le 6 juin 1944, plage de Vierville-sur-Mer, à 5 heures 18.

 

   

 

    Il n'avait pu fermer l’oeil de la nuit, malgré plusieurs ébauches héroïques de violemment contracter les paupières, de poser les mains à plat à côté de son corps concassé et fourbu, d’allonger ses jambes lourdes et de siphoner un vide spatial dans sa tête en charpie. Discipline enseignée par son instructeur au cours de ses classes pour lui permettre de se reposer dans les circonstances les plus éprouvantes. Mais à dire vrai, il n'avait dormi de la semaine. Peut-être du mois. Quand avait-il réussi à dérober une nuit complète sans le moindre sursaut de terreur, le front en sueur, le dos endolori, les pieds engourdis, acculé à subir un rythme nocturne racorni et des heures prandiales affligeantes ? Il ne le savait au juste comme cela faisait si longtemps qu'il n'avait humé l'odeur d'un drap fraîchement lavé au ruisseau et séché à la brise et qui sentait bon le savon noir et le soleil. Sans parler, il va de soi, du doux contact de la peau veloutée d'un sein, de la toison soyeuse d'un bas-ventre creux et du brûlant fourreau lippu de chair où il aimait s'attarder avant de sombrer dans un somme abyssal ! Et Dieu sait si pourtant c'était, selon l'expression familière employée par ses camarades de combat, un dur à cuire, un vétéran chevronné de si nombreuses campagnes meurtrières et inhumaines qu'il brillait aux regards des jeunes morveux qui débarquaient tous les jours comme un héros mais nullement reconnu par le Haut-Commandement. Et qu'en aurait pensé le Maréchal Rommel pourtant si proche de ses troupes ?

      Les yeux cerclés de sombres reflets, aux rebords des paupières dilatés de sang et aux pupilles griffées de veinules écarlates, trahissaient un manque de sommeil que seuls peuvent connaître les fantassins sous le feu constant de l'ennemi. Le moindre battement des cils lui brûlait les globes oculaires. Autant les frotter avec du papier de verre. Une torture insupportable qu'il s'efforçait d'atténuer en se concentrant à la lueur d’une bougie sur son calepin à la couverture délavée, d'une couleur indéfinie entre le noir et le mauve. En tout cas, vernis de la malédiction et de la panique. Souvent, dans un geste machinal, comme il le faisait à l'école, il portait son crayon à la bouche, à la recherche d'une goutte de salive afin d'en humecter la pointe. Puis, les doigts gourds par la fatigue, il couchait, d'une écriture minuscule, tout en lettres gothiques tordues, des méditations qu'il arrachait à grand peine de sa chair et de sa mémoire. Le papier était sale, taché de boue et de transpiration. Depuis combien de temps tenait-il son carnet de bord, journal intime quotidien sur lequel il consignait sa vie de soldat de la Wehrmacht dans laquelle il venait d'être affecté récemment. Ce régiment, à ses yeux, n'était qu'une piétaille éparse de collégiens poitrinaires, d'enfants de chœur apathiques, de vieillards égrotants, figurants catarrheux mutés de leur métier sédentaire quelque part dans les ministères de Berlin pour compenser les divisions décimées sur le front de l'Est. Et encore n’étaient-ils pas tous allemands ! La « pureté raciale » en avait pris un sacré coup ! Des trois millions d’hommes qui s’étaient élancés, au son des crécelles et du bourdon, sur les routes de Moscou en juin 1941, il n’en restait plus qu’une poignée ! Napoléon en avait su quelque chose lui aussi ! Des six cent mille gaillards qu’il dirigeait en quittant le Niémen, seuls vingt mille rescapés rentrèrent au bercail et dans quel état ! Le général Hiver et les furieux cosaques avaient semé la terreur et troué les rangs. Alors le Teuton recrutait à tour de bras, il incorporait sous la menace ! Les « volontaires » aboulent de Pologne, des pays balkans et sont  classés en « Abteilung 3 dur Deutschen Volkalists » - section 3 de la liste raciale allemande – afin de leur accorder un simili de pureté. Les « Freiwilligen » - volontaires - sont de plus en plus remplacés par des auxiliaires, les « Hilfswilligen » qui proviennent de France, d’Italie, de Croatie, de Roumanie, de Finlande, des minuscules états de Latvie, Lithuanie, Estonie, de Hongrie, de Russie, d’Ukraine, ceux qui détestaient les Bolcheviques, des Tartares, Criméens et même des Indes, sans compter les « Malgré-nous » d’Alsace et de Lorraine ! Ne racontait-on pas qu’il y avait des Coréens ! Comment diable avaient-ils atterri dans ce vaste magma qu’était devenue la Wermacht ? Engagés de force par le Japon dans son armée, capturés par les Russes et obligés de s’enrôler dans les rangs du vainqueur, ils avaient été faits prisonniers en 1941 devant Moscou et forcés à endosser l’uniforme allemand avant d’être envoyés en France !  Napoléon n’aurait pas fait mieux !  C’était miraculeux que certains aient survécu ! De ce Léviathan d'où le scribouillard venait lui-même, mais comme ancien engagé dans la division SS "Hitlerjugend". Ce corps d'élite auquel tenait le Fûhrer venait d'être ramené en partie sur les côtes de Normandie car Rommel s'attendait à un débarquement imminent des pourfendeurs anglo-saxons. Au Pas-de-Calais, insistait Hitler lourdement trompé par les services secrets alliés, pas vers Caen comme osaient murmurer plusieurs généraux effrayés de contrarier leur commandant-en-chef paranoiaque.

        Depuis combien de mois, d'années remplissait-il de notes kabbalistiques les carnets qu'il avait en réserve dans sa besace? A en devenir l'objet des moqueries de ses camarades qui pensaient plus à en écraser d'une torpeur abrutie, lorsqu'ils avaient une minute de répit dans le bruit cacophonique des forteresses volantes, les B-17 qui par grappes entières froissaient le ciel jour et nuit et des "jabos" alliés qui, depuis des semaines déversaient des tonnes de bombes le long de la côte. Il souriait d'avoir le surnom d’"écrivaillon" lui qui avait, bien jeune, rêver d'être un prolifique pamphlétaire. Ne naissait-il pas toujours à chaque guerre, le chroniqueur exceptionnel qui narrait avec force détails les souffrances, les mérites, les exploits du grenadier anonyme, voué à la mort ou à la mutilation ? Il ne serait certainement pas un Jules César et ses Commentaires mais peut-être un Pelletier de Chambrure qui par les vibrations cocardières de son « Napoléon et ses contemporains » en 1824 sut encenser les campagnes de l’Empereur ! Son style tranchant, ses idées claires expliqueraient la fulgurante victoire de l’Allemagne sur la France en 1940 comme les références du témoin aux batailles de Rossbach, le 4 novembre 1757 et à celle de Leuthen le 5 décembre de la même année qui sauvèrent la Prusse d’une disparition probable, prouveraient que la collaboration étroite des différents corps d’armée – à Leuthen, l’infanterie, l’artillerie et la cavalerie sous la direction d’un chef d’une trempe remarquable, le roi Frederick II – avait gravé l’argile de l’Histoire. La domination de la force prussienne avait fait dire à un historien « qu’un soldat allemand valait mieux que trois Français ! » Alors combien valait un soldat de la Werhmacht lors de la déroute de juin 1940 ? Trois, dix, vingt ?  Jamais défaite ne fut plus rapide ni plus totale depuis la débandade des Aztèques de Motecuhzoma devant Cortès et ses cohortes. Les Français n’avaient, en l’an de grâce 1940, opposé aux casques et aux cuirasses d'acier, aux canons de cuivre, aux épées de Tolède que le chapeau de plumes multicolores et de papier chamarré, le chamalli, sorte de bouclier en écorce, le macquavitl, glaive en bois au tranchant d’obsidienne, le tlacochtli, javeline fine et la tlauitolli, l’arc. Face aux chevaux fougueux que montaient les barbares barbus et aux bateaux à voiles, que leurs jambes et leurs pirogues.

        Alors il devait sans fléchir se concentrer, fixer son regard au bout du crayon et extirper de son cerveau. Ces tocsins intenses de reflexion le plongeaient plus dans la rémission que de se vautrer dans un trou à rats comme on appelait ici les casemates et les abris souterrains qui empestait l’urine, l’excrément et le suint, air vicié et irrespirable.

      Malgré la fatigue pesante, écrasante qui lui plissait la peau autour des orbites, ankylosait les phalanges crispées sur un moignon de crayon usé au trois-quarts qu'il devait ménager puisque c'était son dernier, tant le ravitaillement se faisait de plus en plus précaire à la suite des destructions massives occasionnées par l'aviation ennemie rendue maîtresse des cieux de France, il continuait avec la fureur d'une bête aux abois, en sursis de mort, à couvrir de son écriture bancale, hachée, un carnet à moitié rempli. Il en était à son vingtième, peut-être plus. Qu'importe, tant il souhaitait confier à ses descendants, à son fils en particulier, âgé à ce jour d'à peine trois ans, la geste circonstanciée des exploits individuels dont il serait le chantre et des grandes victoires fulgurantes de l'armée allemande, la plus puissante de tous les temps qui avait en un temps record écrasé les nations décadentes, pourries, corrompues, rongées par une juiverie impertinente et sulfureuse qui formaient l'Europe des années trente. Ah, avait-il écrit avec une sauvage jubilation, l'Histoire retiendra jusqu'à la fin des temps, l'incommensurable débâcle de la soit-disant meilleure armée du monde que prétendait avoir la France et à laquelle « il ne manque pas un bouton de guêtre à nos soldats ! » pour rappeler les fanfarons propos du maréchal Leboeuf à Napoléon III, après la dépêche d’Ems en août 1870 ! On a vu où cette rodomontade les a menés ! Une retraite fulgurante, honteuse, sans précédent dans l'épopée éblouissante de ce pays, ce qui rendait la victoire d'autant plus brillante, une défaite qui s'inscrira comme l'une des prouesses de cette guerre entre le nouvel ordre établi par le Fûhrer et la déchéance d'une civilisation qui ne rêvait que de débauches chamaniques et d'amusements séraphiques. Des soldats, eux ? Et leurs généraux émoussés par un prestige d'opérette qui ne pensaient qu’à regurgiter des « Bulletins Officiels » destinés à assurer le confort des bretelles de pantalon : « Les bretelles du pantalon se composent de trois bandes dont deux grandes et une plus courte, de tissu élastique, réunies en forme de fourche et munies à leurs extrémités libres de pattes en tresse formant boutonnières." » (Circulaire du Ministère de la Guerre du 8 avril 1922). Et en 1940, elles auraient été plus efficaces comme lance-pierres que leurs canons ! Tandis que les nôtres, les Rommel, Guderian, Reinhardt, Jodl, Raeder, Keitel, von Rundstedt, von Kleist, les bras droits du Fûhrer, dignes des maréchaux de l'Empereur Napoléon vont inscrire leurs noms dans les annales des écoles de guerre. Enfin, les Français, ils l'avaient avalée, leur accablante humiliation ! Lavé le déshonneur du Traité de Versailles ! Terminée la rançon de cinq milliards de franc-or qu’ils continuaient à nous infliger ! Et Hitler ne l’avait-il pas crié tout haut ! Goebbels ne l’avait-il pas répandu ce triomphe sur les ondes, lui le «Trommler zur Deutscheit», le tambour du Germanisme ? A présent, dissimulés dans les jupes vestales des Anglais vicariants, défenseurs de la flamme sacramentelle d’une démocratie pestilentielle et derrière les fesses ignées des Américains hybrides, émoussés méphistophélès mercantilistes du monde, ils nous lançaient un défi éculé comme dans la précédente guerre ? Mais Rommel n'était pas le généralissime von Falkenhayn, d'une souche exsangue ou Hitler, le Kronprinz ? Ils avaient compris que le pouvoir du feu et la force téméraire des blindés et de l'aviation réduiraient en poussière les misérables avions ou tanks que les décrépits capitalistes tenteraient d’empiler face à leur élite. Ils ne s'étaient pas trompés ! Devant les Panzerdivisions, s'étaient éparpillés des hommes hagards, hirsutes, foudroyés, chassés de leurs fortifications comme de la volaille de basse-cour, détalant misérablement sous des habits de civils hâtivement enfilés souvent sur leurs uniformes dans des colonnes de population fuyant droit devant eux. Sur les routes de l'exode poudreuses et infernales, sous la furie permanente des coups portés par la Luftwaffe, ils s'enfuyaient pour être rattrapés et emmenés comme prisonniers dans les forteresses de Poméranie ou de Prusse. Après le pillage de leur civilisation  qu’ils considéraient comme supérieure, la destruction de leurs croyances surrannées et la destitution de leurs institutions délabrées, n’avaient-ils pas connu comme tout peuple soumis et ils savaient de quoi ils parlaient, les colonialistes de l’Afrique, la torture de la collaboration et du nettoyage ethnique et le fer rouge, brandon de l’esclavage ? Et ils voulaient se mesurer encore à nous, les traîne-misère ! On les attendait de pied ferme sur cette côte qui allait se transfigurer en un immense cimetière pour ceux qui croyaient s'y accrocher !

 

suite: chapitre 10 dans le Montana

suite: chapitre 13: arrivée des seconds couteaux

 


Publié dans Ilkya

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